mercredi 15 juin 2016

Dans le grand Heartland

Guerres hybrides (4) 

Dans le grand "Heartland"


Par Andrew Korybko (USA) 
Le 25 mars 2016 – Source Oriental Review

Le Grand Heartland acquiert son importance stratégique et économique  première en qualité de pivot de l’intégration multipolaire du supercontinent. Comme cela a été mentionné à la fin de la partie 3, il y a un chevauchement direct entre l’Union eurasienne de la Russie, la Nouvelle Route de la soie de la Chine, et les pays comme le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, qui  sont actuellement connectés par ces deux projets.


Les carrefours du monde multipolaire

Redéfinir le Heartland

Pour ceux qui sont sensibles à la théorie géopolitique, les trois états cités sont en corrélation notable avec le large territoire que le stratège britannique du début du XXe siècle Halford Mackinder appelait le Heartland, qu’il définissait comme le pivot géopolitique de l’Eurasie. Des stratèges plus contemporains ont rétréci la région aux anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, mais l’auteur de cet article estime que c’est actuellement insuffisant pour accommoder la dynamique changeante de l’ordre mondial en évolution, et donc propose une modification du concept en y incluant l’Iran, l’Afghanistan et aussi le Pakistan. Cette version redéfinit la thèse originale de Mackinder et déplace le centre de gravité géopolitique dans une direction plus au sud – par contraste aux larges contours de Mackinder incluant toute la Sibérie et la plupart de l’Extrême-Orient russe – afin de refléter les zones les plus pertinentes de la concurrence géopolitique entre les mondes unipolaires et multipolaires dans le contexte de la nouvelle guerre froide.


Connexion Eurasie


Asie centrale


Correspondant au grand Heartland, il y a quatre zones globales de connectivité, et chacune d’entre elles a son propre rôle géo-économique dans le grand ensemble. Les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale sont largement connectées directement à la Russie et à la Chine, et elles fournissent également un pont géopolitique entre ces deux géants. Ensemble, ces pays forment le noyau inestimable du partenariat stratégique russo-chinois, et leur stabilité est une préoccupation première pour les deux partenaires que sont ces grandes puissances. Pour élargir le concept multipolaire d’intégration encore plus loin, la Chine a annoncé un chemin de fer  ambitieux  trans-Asie centrale à la fin novembre pour la relier à l’Iran, catapultant ainsi l’importance de la région à des sommets sans précédent.

Toute perturbation dans cet espace porte en elle le potentiel de se propager rapidement dans toute la région, en particulier si de tels événements provenaient de la vallée de Fergana à l’identité fragile, nécessitant ainsi une approche multilatérale de la sécurité de la région. L’OTSC dirigée par la Russie, intègre le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, tandis que l’OCS qui est traditionnellement une copropriété conjointe entre la Russie et la Chine, comprend ces trois pays plus l’Ouzbékistan.

Le maillon faible qui reste entre ces deux espaces est le pays constitutionnellement neutre du Turkménistan, et alors qu’il est géographiquement isolé du chaos transfrontalier qui pourrait contaminer l’ensemble du Fergana, il est très vulnérable à une offensive terroriste conventionnelle depuis l’Afghanistan, qui pourrait autrement être atténuée par sa participation multilatérale à l’un des deux cadres de sécurité régionale. Cela n’aurait pas tant d’importance s’il n’y avait pas le rôle absolument crucial du Turkménistan dans des projets d’énergie multipolaires conjoints transnationaux, principalement en étant le partenaire énergétique le plus stratégique de la Chine et son plus grand fournisseur de gaz.


Iran

La République islamique est particulièrement bien placée pour agir en tant que canal géopolitique pour le commerce russo-indien via le Corridor Nord-Sud qui les relie. Concernant la Chine, le chemin de fer trans-Asie centrale qui a été mentionné ci-dessus a la potentialité de changer le jeu politique chinois au Moyen-Orient. Dans une telle future configuration, cela permettrait à la Chine d’accéder directement au marché du Moyen-Orient et donc d’étendre la portée de sa nouvelle Route de la Soie tout en évitant simultanément les goulots d’étranglement maritimes qui pourraient être bloqués pendant des hostilités avec les États-Unis. Tout compris, l’Iran est un partenaire géo-économique intégré pour la Russie et la Chine, bien que les deux États n’y disposent pas d’intérêts explicites se chevauchant du même niveau qu’en Asie centrale. Néanmoins, tout type de guerre hybride de déstabilisation qui affecterait négativement la stabilité de l’Iran – que ce soit dans le pays même ou tangentiellement via l’étranger – aurait un impact similaire sur les grands intérêts géo-économiques de la Russie et de la Chine.

Corridor de transport Nord-Sud (Mumbai – Helsinki) qui permet de réduire de manière significative la distance de transport de fret.

Afghanistan

Ce pays déchiré par la guerre est potentiellement l’un des plus géostratégiques de toute l’Eurasie, car il permet théoriquement une projection d’influence simultanée sur tous les États du Grand Heartland, sauf pour le Kazakhstan et le Kirghizistan. Sous le contrôle des États-Unis, cela signifie que ce chaos terroriste pourrait déborder vers les frontières de ces états et aider à faire avancer la théorie des Balkans eurasiens de Brzezinski. Mais dans un environnement multipolaire libéré, il pourrait inversement servir de territoire précieux à mi-chemin pour relier différents projets conjoints. Par exemple, en l’absence des défis actuels en matière de sécurité, l’Afghanistan serait le chemin le plus simple pour relier physiquement ensemble les cousins culturels, l’Iran et le Tadjikistan –  éventuellement en se connectant à la voie ferrée turkmeno-afghano-tadjike en cours de construction – tout en évitant la possibilité que l’Ouzbékistan puisse une fois de plus tenter d’entraver leur commerce bilatéral. Certes, le coût de cette opportunité est d’éviter directement le marché potentiellement lucratif ouzbek, mais un tel sacrifice stratégique pourrait être considéré à contrecœur comme nécessaire pour sécuriser la route commerciale irano-tadjike et éviter qu’elle ne soit victime de jeux de transit politiques.

L’Afghanistan est prêt à jouer un rôle central dans un autre projet, plus certain, le pipeline TAPI qui vise à acheminer le gaz turkmène vers le marché indien. Conçu il y a près de deux décennies, les premières étapes de son actualisation ont finalement commencé au début de novembre lorsque le Turkménistan a autorisé la construction de son segment de l’oléoduc. Si le projet était déjà terminé, alors il ferait d’Ashgabat un partenaire critique de New Delhi et contribuerait à permettre au Turkménistan de jouer un rôle stabilisateur dans l’ascension économique de l’Inde. Quand on comprend que ce scénario positif et potentiellement important à l’échelle mondiale est conditionné à un transport en sécurité via le TAPI à travers l’Afghanistan, il devient évident que Kaboul pourrait avoir beaucoup d’influence sur l’état à venir des affaires, s’il arrive à sécuriser l’ensemble et joue correctement de ses cartes, s’octroyant ainsi une position géo-économique enviable dans l’avenir (ce qui en fait par conséquent une cible encore plus alléchante pour les États-Unis).


Pakistan


L’État du sud asiatique peut devenir l’hôte de trois projets conjoints multipolaires qui se chevauchent, ce qui lui accorde ainsi un des plus grands potentiels géo-économiques dans le monde. Le pipeline TAPI a déjà été abordé, mais un projet similaire est envisagé pour courir de l’Iran à l’Inde, et potentiellement traverser le Pakistan – et si cela se fait, une ramification vers la Chine est aussi concevable. Il y a la possibilité qu’un chemin sous-marin coûteux puisse être choisi à la place afin d’apaiser les préoccupations stratégiques de l’Inde au sujet du Pakistan, pour éviter qu’il ne devienne une Ukraine de l’Asie du Sud qui utiliserait sa position sur le transit énergétique pour du chantage politique. Mais étant donné que TAPI va également passer par le Pakistan, il semble que New Delhi ait déjà assez foi dans la jugeote d’Islamabad et pourrait aussi opter pour que la ligne iranienne passe par là. Si tel est le cas, alors le Pakistan se distinguerait en tant que partenaire d’énergie irremplaçable pour l’Inde, et l’avantage mutuel pour les deux à travers cette coopération pragmatique pourrait être utilisé comme un tremplin pour intensifier leurs relations économiques par le biais de la SAARC.

Le troisième, et prospectivement le plus important des trois projets d’infrastructure prévus par le Pakistan, est le corridor économique Chine-Pakistan. Ce gigantesque effort de $46 milliards serait pour la Chine une bouée de sauvetage vitale vers l’océan Indien par le port de Gwadar, pour lui permettre d’atténuer la perte stratégique prévisible au Myanmar – qui sera décrite un peu plus tard dans cette étude. En fait, il est tout à fait possible que le Corridor économique sino-pakistanais puisse même devenir la base d’une large fermeture éclair eurasienne qui aide à lier ensemble l’Union eurasienne, la Chine, l’Iran et la SAARC.

Alors qu’il est encore beaucoup trop tôt pour dire si oui ou non ce scénario panoramique sera un jour pleinement effectif, tous les éléments actuels semblent converger en sa faveur, et la réussite de sa mise en œuvre donnerait au monde multipolaire l’effet de levier le plus fort dans le remodelage des flux géo-économiques du supercontinent.

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Aussi prometteur de potentiel que soit le Grand Heartland dans l’accomplissement de ce qui semble être le destin inévitable multipolaire du monde, il court le risque d’être freiné par la manipulation adroite de ses vulnérabilités socio-politiques de type Balkans eurasiens.


Les Balkans eurasiens

Pour mettre en jambe rapidement le lecteur, c’est l’idée première adoptée par Zbigniew Brzezinski que la masse des territoires allant de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale est dangereusement menacée par la fragmentation à grande échelle le long des lignes identitaires (ethniques, religieuses, historiques, etc.), comme le reflet à une échelle beaucoup plus grande des irrégularités démographiques qui ont intensifié les guerres balkaniques fratricides au début des années 1990.

Ces différences d’identité préexistantes n’ont jamais joué un grand rôle dans les affaires intérieures ou régionales, jusqu’à ce que les États-Unis commencent à expérimenter en les utilisant au milieu des années 2000 jusqu’à nos jours, et les fruits de ce travail socio-politique ont déjà conduit à la fabrication d’une rivalité sunnite-chiite. Étant donné que les États-Unis ont connu de grands succès en relançant activement le conflit quelque peu endormi des divisions sectaires dans l’islam, vieux d’un millénaire (qui s’étaient jusqu’ici exprimées pacifiquement la plupart du temps), il n’est pas improbable que cela puisse aboutir au même résultat avec des conflits d’identité moins grandioses et aux occurrences plus récentes, tels que ceux qui seront de manière concise (mais pas exhaustive) énumérés ci-dessous:


L’Iran

Carte ethnique de l’Iran. Source: Université de Harvard.
L’État successeur de l’ancienne civilisation de la Perse est composé d’une multitude d’identités qui incluent les Azéris, les Kurdes et les Baloutches. Pour la plupart, ils partagent leur patriotisme civilisationnel entre les ethnicités disparates, et le militantisme explicite exprimé contre eux par l’ennemi externe américain au cours des décennies a gardé toutes ces unités démographiques largement unies, mais les tendances actuelles indiquent un possible affaiblissement de cette symbiose civile. Pour commencer, la montée du nationalisme azéri pourrait poser un défi sécessionniste aux autorités s’il n’était pas gardé sous contrôle. En effet, ce groupe est estimé constituer un énorme 25% de la population selon certaines mesures et est fortement concentré dans le centre économique au nord-ouest du pays.

En outre, il y a aussi la minorité kurde qui vit à proximité de cette zone et le long de près de la moitié de la frontière irakienne. On sait comment les Kurdes ont été nationalistes au cours des deux dernières années, et avec la guerre contre ISIS, ce nationalisme s’est régulièrement renforcé. Il est prévisible que ce groupe ethnique transnational va prendre un rôle plus influent et indépendant dans les affaires régionales. Dans la lutte autour de cette nouvelle guerre froide entre les mondes unipolaires et multipolaires, gagner la loyauté kurde est absolument essentiel dans la détermination de la sécurité future de l’Iran, car si ce groupe influent venait à basculer plus avec les États-Unis qu’avec ses rivaux, il pourrait être utilisé comme un proxy déstabilisateur en essayant activement de parvenir à un Kurdistan transnational pro-américain.

Un autre facteur à considérer pour envisager les vulnérabilités de guerre hybride en Iran, sont les Baloutches  qui habitent la zone peu peuplée mais géographiquement grande de l’est du pays. Un nombre important de ces Baloutches réside également dans une région géographiquement plus grande du Pakistan, le Baloutchistan, plus une petite minorité en Afghanistan. Au cours des dernières années, un grand nombre d’organisations militantes a tenté de mener une insurrection de faible intensité au Pakistan (qui sera décrit plus en détails dans la section suivante), et qui bien sûr porte en elle le risque de se répandre dans les parties peuplées de Baloutches de l’Iran, déséquilibrant le leadership hors du pays. De manière significative, le port de Chabahar, financé par des Indiens, et l’un des nœuds les plus importants sur le Corridor Nord-Sud, est situé dans les provinces du Sistan et du Baloutchistan, et ses infrastructures ferroviaires associées pourraient être compromises de façon prédictive si le conflit jusqu’à présent basé au Pakistan se déplace vers l’ouest.

Le dernier scénario majeur dans lequel la guerre hybride pourrait prendre racine en Iran, est par la rivalité permanente modérés-conservateurs se produisant au sommet de la direction du pays. Pour résumer, les modérés, dirigés par Rouhani, pourrait plus précisément être décrits comme occidentalistes, tandis que les conservateurs, représentés par l’ayatollah et le Corps des gardiens de la révolution iranien, sont plus proches des patriotes nationalistes. L’accord nucléaire iranien a été fondé sur l’élargissement de la fracture entre les deux, et les États-Unis espéraient utiliser la menace implicite d’une réduction de la Révolution verte de 2009 afin d’assurer la conformité de l’accord. Dans les mois qui ont suivi, cependant, les patriotes ont fait un retour dans la réaffirmation de leur rôle dominant dans les affaires nationales, comme on le voit par la coopération de l’Iran avec la Russie, incluant la coalition anti-ISIS (symboliquement importante dans le contexte de la nouvelle guerre froide), l’ayatollah Khamenei a produit un édit interdisant la poursuite des négociations avec les États-Unis, et décrivant les précautions de sécurité à prendre contre les éléments hostiles promouvant le pré-conditionnement social. Ce dernier mouvement a été critiqué par Rouhani, ce qui ne démontre pas les sympathies crypto-occidentales qu’il incarne réellement, mais révèle cependant qu’il comprend combien cela l’affecte lui et la capacité de son camp à projeter son influence à l’avenir.


Pakistan

Carte des zones tribales sous administration fédérale
Se référant à ce qui a été mentionné précédemment, le Pakistan fait face à un sérieux défi de stabilité dans la province du Baloutchistan riche en ressources. Le port de Gwadar est d’une importance géo-économique certaine, en étant l’extrémité sud du corridor économique sino-pakistanais ; et il se trouve dans cette région, ce qui signifie donc que la déstabilisation ici pourrait également avoir un impact sur les projets conjoints transnationaux de la Chine, tout autant que son frère jumeau en Iran avec les provinces du Sistan et du Balouchistan, pourrait en avoir pour l’Inde. Toutefois, étant donné que la Chine est le véritable moteur du changement multipolaire de transformation dans le monde entier, alors que l’Inde est beaucoup plus tiède à cet égard (en dépit de son statut de membre des BRICS et de l’OCS et sa relation spéciale avec la Russie), il est prévisible que la déstabilisation des Baloutches basés au Pakistan est beaucoup plus susceptible d’être provoquée par les États-Unis que par leurs homologues iraniens, tout au moins dans les premiers stades.

Contrairement à l’Iran qui n’a pas d’insurrections nationales (pour l’instant), le Pakistan est en proie à l’action des talibans transnationaux, qui se déplacent entre les zones tribales sous administration fédérale (FATA) dans le nord et l’Afghanistan. Il serait donc dans une position désavantageuse vis-à-vis d’un conflit frémissant avec les Baloutches, si ce pays devait diviser son attention à ce moment critique de l’action anti-terroriste. Ceci présente une ouverture stratégique attrayante pour les États-Unis s’ils choisissaient d’agir là dessus, ce qui augmente d’autant la probabilité que cela pourrait se produire dans une certaine mesure. De même, et comme on le verra bientôt en parlant de l’Afghanistan, cela signifie aussi que tous les efforts américains pour guider les talibans, ISIS, et / ou toute guerre hybride à venir à travers eux, ou une toute nouvelle entité terroriste autour de la frontière pakistanaise, pourraient créer rapidement un scénario de crise pour Islamabad qui, par réaction, entraînerait une baisse d’attention au Baloutchistan pendant cette période critique, présentant encore un autre scénario stratégique pour une insurrection ethnique à faire fleurir.

Pour compléter les possibilités de guerre hybrides au Pakistan, il existe le potentiel pour une révolution de couleur 1.5, inspirée par les dernières technologies politiques déployées en Arménie, au Liban et en Malaisie. Décrit à l’origine dans l’un des articles de l’auteur pour l’Institut russe d’études stratégiques, cette forme de troubles par étreinte[s] avec des slogans anti-corruption est dirigée depuis une société civile amorphe et superficiellement apolitique. Cette innovation structurelle permet aux dirigeants du coup d’État de réajuster leur infrastructure sociale (leadership, membres, slogans, etc.) à la volée beaucoup plus efficacement que si elles suivaient les pratiques relativement rigides de leurs prédécesseurs dans l’organisation de l’événement autour des partis politiques clairement définis conduits par quelques têtes bien connues (et facilement compromises). Les manifestations de grande ampleur contre le Premier ministre Nawaz Sharif en août 2014, prouvent qu’il y a une base socio-politique pour mobiliser davantage d’activisme contre le gouvernement, et il est concevable qu’une scénario mis à jour pourrait être redéployé contre lui ou son successeur à l’avenir, alors que le Corridor économique sino-pakistanais commence à prendre plus concrètement forme.


Afghanistan

La plus grande menace de guerre hybride en Afghanistan est le terrorisme affilié à État islamique dirigé par les talibans et ISIS, qui, tous deux, gagnent du terrain dans le pays. L’ONU a déclaré en octobre 2015 que les conquêtes des talibans n’ont jamais été aussi grandes depuis leur renversement en 2001, et les rapports ont confirmé qu’ISIS a pris pied dans le pays. Cela étant dit, les relations entre les deux groupes terroristes ne sont pas claires, et il y a à craindre qu’un différend entre dirigeants talibans puisse créer des faiblesses exploitables par ISIS pour prendre le pas sur ses rivaux, de la même manière qu’ils l’ont fait avec al-Qaïda au Moyen-Orient, acquérant ainsi un territoire gouvernable à partir duquel établir une franchise de leur califat. Selon l’emplacement de la terre qu’ils saisiraient, ils pourraient être en mesure d’étendre leur État islamique, soit en Asie centrale et / ou au Pakistan. A partir de ce scénario, il y a une chance (peu probable) que les talibans envahissent d’autres pays de leur propre initiative, ou qu’ils fassent équipe avec ISIS pour conquérir l’Afghanistan avant de rediriger leur terreur commune vers l’extérieur (même si une scission violente entre les deux pourrait apparaître avant cela), ou qu’un groupe terroriste nouveau et moins connu tels que Hizb ut-Tahrir le fasse à leur place.

Les zones dominée par les Talibans et leur influence sont marquées en rouge et jaune.
Une autre possibilité de déstabilisation transnationale pourrait émaner de l’Afghanistan si les rumeurs de zones tampons à base ethniques dans le nord, entre les communautés turkmène, ouzbek et tadjik deviennent une pomme de discorde entre leurs patrons respectifs. Bien qu’aucune preuve n’existe pour suggérer que celles-ci ont été officiellement mises en place ou sont en concurrence les unes avec les autres, si ces zones devaient, de fait, prendre une forme d’États plus solide qu’elles n’en ont maintenant, les conflits inter-ethniques en Afghanistan pourraient provoquer des tensions inter-étatiques entre leurs sponsors d’Asie centrale. Nulle part ailleurs cela n’est plus plausible qu’entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, comme leur éternel conflit pourrait, de façon prévisible, s’étendre autour de la frontière afghane jusqu’à ce que l’un d’eux s’engage dans une action résolue, soit par des intermédiaires ou par les chefs de guerre eux-mêmes, avec toutes les conséquences qui en découleraient pour une guerre régionale plus large.

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Andrew continue son petit tour d’Asie centrale et balaye la situation des pays proches de l’Afghanistan, dont la déstabilisation par l’armée US après le 9/11 n’a pas fini de provoquer des remous dans cette région des Balkans Eurasiens.


Turkménistan

La menace qui pèse sur le Turkménistan est moins celle d’une révolution de couleur que celle d’une guerre non conventionnelle. Le catalyseur de ce conflit serait une invasion terroriste en provenance d’Afghanistan qui progresserait de façon inattendue vers le nord, le long de la rivière Murghab. Une telle offensive n’a même pas à atteindre la capitale nationale pour être couronnée de succès, car tout ce qu’elle a vraiment besoin de faire est de prendre la ville de Mary, la capitale d’une région riche en ressources. Cette partie du pays contient la part du lion de la réserve de gaz du Turkménistan, qui comprend le massif champ de Dauletabad, en fonctionnement depuis des décennies, et du champ Galkynysh nouvellement découvert, ce dernier étant la deuxième plus grande réserve de gaz récemment découverte.

Il ne serait pas non plus si difficile pour les terroristes de prendre en charge ce morceau de terre, puisque la rivière Murghab est parsemée de petits villages le long de ses rives, qui pourraient fournir une couverture en cas de frappes aériennes, et de sites en surplomb à partir desquels provoquer des batailles rangées. Les terres fertiles à proximité sont dotées d’un potentiel agricole qui pourrait sûrement être stocké quelque part tout près et facilement accessible, ce qui pourrait aider à nourrir les forces d’occupation jusqu’à ce que de plus grandes conquêtes soient faites. En bref, la rivière Murghab est l’itinéraire le plus facile sur le plan militaire et logistique pour une invasion par EI du Turkménistan, et il conduit directement au cœur gazier de l’Eurasie qui est connecté de manière critique à la Chine et sera peut-être aussi lié à l’Inde dans la décennie à venir.

Le risque que des terroristes prennent le contrôle de la plus grande source d’importations de gaz de la Chine et peut-être même détruisent les installations, est trop fort pour que les stratèges multipolaires à Pékin et Moscou le supportent, et il est assuré qu’ils sont déjà engagés dans une sorte de planification d’urgence officieuse avec leurs homologues à Achgabat. Une intervention chinoise anti-terroriste est largement exclue en raison des distances géographiques et d’un manque de soutien et de logistique en cours de route, mais l’armée russe n’a pas ces obstacles et serait beaucoup plus susceptible d’aider les autorités turkmènes, si elles étaient appelées à le faire. Ceci est bien sûr un dernier recours et ne serait décidé que si le Turkménistan se trouvait incapable d’endiguer la vague terroriste pour défendre son infrastructure de gaz, mais un tel événement est assurément prévu, juste au cas où la frontière turkmèno-afghane se révélerait trop fragile pour être défendue contre les terroristes comme ceux en Syrie et en Irak.



Kazakhstan

Le Kazakhstan et les trois autres états restants de l’Asie centrale ex-soviétique, sont grandement exposés au risque d’un printemps d’Asie centrale se déclenchant dans la vallée de Fergana, et la partie IV de la série sur le Grand Heartland se concentrera exclusivement sur ce scénario toujours possible. Par conséquent, le reste de cette section explorera les autres vulnérabilités de guerre hybride face à ces quatre pays.

Le plus grand État, géographiquement parlant, dans la région du Grand Heartland, est étonnamment à l’abri de la plupart des facteurs classiques socio-politiques qui conduisent à des guerres hybrides (à l’exclusion des variables qui seront ensuite discutés au sujet du printemps d’Asie centrale). Si l’on était aveugle aux contextes nationaux et internationaux pertinents au Kazakhstan, alors on serait enclin à croire que la population russe constitue la plus grande menace à la souveraineté du pays, bien que cela ne puisse être plus éloigné de la vérité. Théoriquement parlant, la démographie satisfait à tous les critères nécessaires pour susciter une guerre hybride, mais l’alignement multipolaire du Kazakhstan avec l’Union eurasienne et un traitement respectueux de ce groupe minoritaire russe influent, exclut toute chance qu’eux ou la Russie essaient jamais de s’aventurer dans ce scénario. D’un autre côté, l’inclusion même d’une telle minorité russe si importante au sein du Kazakhstan, attache Astana et Moscou avec des liens plus forts que presque tout autre État de l’ex-Union soviétique, et cela incline à améliorer, pas à détériorer, les relations entre eux.

La seule vulnérabilité dans cette configuration relativement sûre, est que si les États-Unis et ses mandataires affiliés sous formes d’ONG parviennent à un lavage de cerveau de la population russo-kazakh autour d’un nationalisme extrême de type Pravy Sektor ou dirigé par des Navalny, cela pourrait alors créer une situation géopolitique délicate, où des braillards agiteraient des minorités russes contre Astana avec des tentatives d’enfoncer un coin entre le Kazakhstan et la Russie. Les agents de la sécurité dans les deux États sont susceptibles d’être bien informés de ce scénario trop évident, et on peut prédire qu’ils ont répété des mesures d’urgence coordonnées pour y répondre. Néanmoins, si une telle idéologie virulente, discriminatoire et destructrice comme le grand nationalisme russe était autorisée à pourrir un Kazakhstan multiculturel et certaines parties de la Fédération de Russie elle-même, alors une épidémie de scandales dans la région pourrait provoquer un événement simultané transfrontalier à l’intérieur de la Russie, surtout si des cellules dormantes de sympathisants organisaient des manifestations anti-gouvernementales contre la trahison de Moscou envers des compatriotes, par son refus de reproduire le scénario de Crimée dans le nord du Kazakhstan.

Débris dispersés devant le siège de la société d’énergie OzenMunayGaz à Zhanaozen, décembre 2011.
Une autre possibilité de déstabilisation qui ne doit pas être écartée au Kazakhstan, est une répétition des émeutes de Zhanaozen, la très localisée tentative de Révolution de Couleur qui a été déclenchée par un conflit initié autour de revendications sociales en 2011. Les travailleurs sur le champ pétrolier ont été nourris par des plaintes concernant de mauvaises conditions de travail, des bas salaires et des salaires impayés, et cela a créé une atmosphère attrayante pour une révolution de couleur à exploiter. Conformément à la tradition de la révolution de couleur, les émeutes ont commencé le 16 décembre, le jour du 20e anniversaire de l’indépendance du Kazakhstan, et devaient vraisemblablement signaler le début d’une tentative de changement de régime à d’autres cellules à travers le pays, presque un an jour pour jour après que la révolution de couleur du printemps arabe avait éclaté en Tunisie.

En faisant bouillir cette colère préexistante, les travailleurs étaient extraordinairement faciles à exploiter, et ils ont commis un carnage en tuant plus d’une douzaine de personnes et en en blessant plus de 100 autres avant la déclaration de l’état d’urgence et qu’une intervention militaire ne soit nécessaire pour rétablir l’ordre. La réaction décisive des autorités et l’identité patriotique et multiculturelle de la plupart des Kazakhs, ont empêché la propagation du virus de la révolution de couleur depuis la lointaine frontière turkmène, tout le long du chemin jusqu’à la capitale située au centre du pays. Mais les leçons stratégiques qui peuvent être tirées de cet épisode sont les suivantes: les conflits d’entreprise et les organisations syndicales pourraient être à la fois une couverture et l’étincelle pour une révolution de couleur; et les déstabilisations pourraient commencer en dehors des grandes villes et avoir pour origine des provinces éloignées.


Kirghizistan

Cette petite république montagneuse est notamment divisée le long d’une fracture abrupte Nord-Sud, avec la capitale, Bichkek, qui est située le long des plaines du Nord, tandis que les grands centres de population, Jalal-abad et Osh,  sont dans la vallée de Fergana plus au sud. La nature clanique de la société kirghize a joué un rôle important dans l’influence du système politique, ce qui a eu comme conséquence de créer du ressentiment concernant les identités selon les groupes et selon que leur sous-représentation est disproportionnée à un moment donné. Bien que la situation soit relativement stabilisée et devienne un peu plus équitable depuis la révolution de couleur de 2010, les tensions basées sur les clans et leurs affiliations géographiques sont encore profondément ancrées dans la psyché nationale et toute la sérénité visible est démentie tout simplement par les tensions aggravantes qui se trouvent juste sous la surface. Comme confirmation de cette évaluation, il suffit de se rappeler la stabilité trompeuse dont beaucoup avaient mal évalué la présence dans le pays, juste avant les révolutions de couleur de 2005 et 2010. Après avoir été témoins de la féroce violence ethnique basée sur les clans qui a explosé après chacune d’entre elles, il est improbable de supposer que les éléments d’embrasement de ces conflits d’identité, pris un par un, ont tout simplement disparu de leur propre chef après seulement une demi-décennie.

Ce qui s’est vraiment passé est qu’ils sont rentrés dans la clandestinité comme d’habitude et ont disparu du discours national, tout en restant psychologiquement mobilisés et prêts à agir au moment où une future déstabilisation occuperait ou dissoudrait les forces de sécurité et fournirait une autre ouverture stratégique pour régler les vendettas non résolues qui persistent encore depuis la dernière fois. La zone la plus sujette à ces violences au Kirghizistan, est sa région de Fergana au sud, qui vient buter contre l’Ouzbékistan, et il y a ici des éléments islamiques radicaux qui ont pris racine. La difficulté pour les éradiquer de force est que toute opération de sécurité kirghize majeure, si près de la frontière ouzbèke, et sans parler du fait qu’elle pourrait cibler potentiellement des Ouzbeks, pourrait créer une très forte impression d’hostilité en Ouzbékistan, qui pourrait à son tour utiliser les événements comme prétexte pour activer un plan préétabli afin de mobiliser ses forces en réponse aux violations des droits de l’homme prétendument commises contre ses compatriotes ethniques. La loyauté géopolitique de Tachkent a toujours été nébuleuse et mal définie, et le pays a été travaillé plus étroitement par les États-Unis depuis le retrait d’Afghanistan en 2014. Washington a besoin d’un chef de file partenaire qui agit dans l’ombre en Asie centrale. Il est possible que l’Ouzbékistan ait été désigné pour ce rôle et que s’il ne s’y conforme pas, cela pourrait conduire à un scénario de printemps en Asie centrale qui sera bientôt discuté.


Pour revenir aux menaces de guerre hybride auxquelles doit faire face le Kirghizistan, il est important de souligner que le relief montagneux du pays est très accommodant pour une guérilla. Les parties sud de la montagne sont peu peuplées, et le gouvernement n’a guère de présence dans certaines des zones les plus isolées. En regardant la géographie régionale en jeu, il est concevable que les terroristes basés dans la vallée de la Fergana puissent recevoir des armes et des combattants de l’Afghanistan, en tirant parti de l’absence de présence gouvernementale dans le sud du Kirghizistan et du Haut-Badakhchan du Tadjikistan. Après tout, cet itinéraire est déjà utilisé pour faire passer des tonnes de médicaments, il est certainement possible qu’il puisse l’être pour transporter des terroristes et des armes (si ce n’est pas déjà fait). Il est très difficile pour les autorités kirghizes d’exercer un contrôle total sur cette région, en raison de ressources financières et humaines serrées, un ordre de priorité pour s’occuper des zones les plus peuplées et une géographie inhibitrice en surplus.

Pour souligner ce dernier point, l’hiver rend généralement la totalité des quelques routes nord-sud infranchissables et bloque les citoyens basés au sud de la montagne dans leurs villages pour la durée de la saison. Cela divise effectivement le pays en deux, et si une guerre hybride coïncidait avec cette saison, elle pourrait alors donner aux insurgés cherchant un changement de régime actif dans cette région, suffisamment de temps pour consolider leurs gains et se préparer aux hostilités qui inévitablement recommenceraient après la fonte des neiges au printemps.

Quand on pense à un califat mené par des terroristes, la dernière chose qui vient probablement à l’esprit est une retraite montagneuse couverte de neige, mais c’est exactement ce qu’EI ou tout groupe avec la même logique pourrait créer selon un scénario réaliste dans le sud du Kirghizistan, s’ils jouaient adroitement leurs cartes. Il serait extrêmement difficile de déloger les terroristes dans un tel scénario, et le danger à le faire serait décuplé s’il apparaissait qu’ils ont accès à des armes anti-aériennes. L’armée kirghize serait évidemment inadaptée pour une telle tâche difficile et devrait  avoir recours à ses partenaires russes dans l’OTSC pour une assistance, avec une aide prévisible de Moscou grâce à une combinaison de surveillance par des drones et des frappes aériennes, tout comme c’est le cas en Syrie en ce moment.


Tadjikistan

La menace qui pèse sur le Tadjikistan est structurellement similaire à celle au Kirghizistan, avec cette large bande géographique montagneuse du pays, qui pourrait être exploitée par des groupes terroristes pour faciliter des itinéraires de contrebande ou fournir un abri dans des grottes. Il va sans dire que la frontière du Tadjikistan avec l’Afghanistan est peut-être sa plus grande vulnérabilité, mais un peu de répit pourrait être trouvé dans le fait qu’il y a plus de Tadjiks ethniques en Afghanistan que dans le Tadjikistan, et que si cette communauté était correctement mobilisée dans toute son étendue, elle pourrait fournir un rempart efficace contre les talibans et d’autres groupes terroristes. À l’heure actuelle, cependant, cela ne semble pas être le cas, puisque les talibans ont été en mesure de saisir brièvement la capitale de la province septentrionale de Kunduz à la fin de septembre et de réaliser ainsi leur plus grand succès militaire depuis 2001.

Garde-frontières tadjiks
Jusqu’à maintenant, il a été largement admis que cette partie de l’Afghanistan était la moins accueillante pour les talibans, en raison de la vaillante histoire de l’Alliance du Nord et de la communauté tadjike relativement laïque qui habite la région. Ce que la prise de Kunduz a enseigné aux observateurs, est que ces deux facteurs ne sont plus les déterminants de la sécurité régionale, et que les talibans ont réussi, dans cette dernière décennie et demie de prosélytisme de leur idéologie, à gagner des sympathisants et infiltrer suffisamment de combattants dans la zone, de manière à mettre en place une base efficace d’opérations. Les convertis qu’ils ont déclarés, les supporters qu’ils ont acquis et les terroristes qu’ils ont déplacés dans le nord de l’Afghanistan, ont tous joué un rôle essentiel dans la capture de Kunduz par des talibans, et ce n’est pas parce qu’ils ont seulement opéré un retrait conventionnel de la ville que cela signifie que leur soft power a disparu avec eux. La raison pour laquelle c’est pertinent pour le Tadjikistan, est que cela prouve que les talibans ont une forte présence tout le long de la rivière frontière Amou-Daria et que les craintes au sujet de leur potentiel militant transfrontalier ne sont pas infondées.

Plus localement, cependant, la plus grande menace vient du Parti de la renaissance islamique, l’organisation nouvellement interdite qui représentait le dernier parti légal de l’islam politique dans la région. Le processus était à l’œuvre depuis un certain temps, mais finalement il a été décidé que le groupe était plein de terroristes et avait besoin d’être arrêté le plus tôt possible. La décision a été stimulée par la tentative de coup d’État de l’ancien ministre adjoint de la Défense Abdukhalim Nazarzoda plus tôt ce mois ci. Lui et un groupe de disciples ont abattu plus de 30 soldats dans la capitale Douchanbé, avant de fuir dans les montagnes où ils ont finalement été pourchassés et tués une semaine plus tard. L’enquête subséquente a révélé que le chef adjoint du Parti de la renaissance islamique, Mahmadali Hayit, avait frayé avec les comploteurs plus tôt dans l’année et que les 13 membres du parti ont été soupçonné d’être impliqués dans les attaques. Il est donc d’une logique absolue que l’organisation soit interdite peu après dans l’intérêt de la sécurité nationale. Dans le même temps, cependant, la proclamation est venue si brusquement que les autorités n’ont pas disposé d’assez de temps pour étouffer complètement l’organisation et les innombrables sympathisants et cellules dormantes probables, dont on peut supposer qu’elles sont intégrées dans la société.  Qu’ils fassent leur transition vers l’action militante au nom de l’organisation terroriste, ou se repentent de leur allégeance précédente et renient cette idéologie, cela reste à voir, mais la menace d’actions reste néanmoins réelle et c’est évidemment un facteur de déstabilisation qui pourrait être mis à profit dans toute guerre hybride à venir contre le Tadjikistan.


Ouzbékistan

Mis à part le scénario du printemps d’Asie centrale qui sera détaillé dans la partie IV, il y a encore pas mal d’autres menaces de guerre hybrides auxquelles le plus grand pays de la région fait face. L’Ouzbékistan est d’abord et avant tout menacé par un effondrement complet de l’ordre public, résultant d’une crise sécessionniste après le passage d’Islam Karimov. L’auteur a précédemment exploré les contours de ces possibilités de refroidissement dans son article La cocotte-minute de déstabilisation de l’Ouzbékistan, mais pour résumer de façon concise, la nature clanique de la société ouzbèke, couplée à la concurrence entre le Service National de sécurité et le ministère de l’Intérieur, a créé un scénario cataclysmique où un trou noir de désordre peut naître au cœur de l’Asie centrale et rapidement se répandre dans tout le reste de la région.

La seule chose qui pourrait éviter à cette société, précédemment tenue ensemble, de partir dans un mouvement de décentralisation considérable à la somalienne avec ses seigneurs de la guerre, serait la reconsolidation rapide de la puissance de l’une des deux agences de sécurité concurrentes. Mais de même que leur rivalité pourrait de manière prévisible s’intensifier dans les jours qui suivraient la mort de Karimov (avec comme résultante, la rupture des aspects sécuritaires que cela entraînerait si elles devaient se concentrer plus l’une contre l’autre que sur leurs objectifs désignés), on ne peut pas exclure que l’Ouzbékistan puisse se désintégrer avant même que quiconque ne se rende compte que c’est arrivé. Bien sûr, si Karimov désigne publiquement un successeur avant sa mort ou se retire et permet à son dauphin de gouverner, cela pourrait apaiser les risques inhérents à ce scénario, mais il ne semble pas trop probable que cela se produise, ni que ces étapes empêchent l’agence rivale de tenter une grand jeu de puissance au moment où le grand patron mourra, inévitablement.

Parallèlement à ce tumulte possible, on pourrait voir une explosion du terrorisme du Mouvement islamique d’Ouzbékistan, Hizb ut Tahrir, d’EI, des talibans, ou d’une autre organisation qui reste encore à être nommée, et / ou une combinaison de ces groupes, ce qui aggraverait la situation de sécurité déjà détériorée dans le pays et diviserait encore plus l’attention des services de sécurité. Il y a aussi la probabilité que les talibans ou EI puissent même faire un mouvement militaire conventionnel sur l’Ouzbékistan, au milieu de la plus grande rupture de l’ordre régional, qui, dans ce cas, ouvrirait la voie à une crise mondiale semblable à celle qui est apparue lorsque EI a franchi la frontière et a commencé la conquête de l’Irak [EI est parti d’Irak, pas de Syrie, NdT].

Par conséquent, fidèle à la théorie de la guerre hybride, tout type de perturbation sociale dans la société ouzbèke étroitement contrôlée, que ce soit par une révolution de couleur, une crise de succession ou une combinaison de facteurs, créerait une occasion alléchante pour les guerriers non conventionnels de se soulever contre l’état et augmenter les chances d’un changement de régime. Dans ce cas, s’il n’y a pas de véritable gouvernement au pouvoir à ce moment, alors cela prolongerait le vide de régime et amplifierait le désordre du pays jusqu’à ce qu’il atteigne le point critique de se propager à ses voisins. Par conséquent, dans un scénario tel que décrit précédemment, il est important pour un leader ou une entité leader (par exemple une junte militaire), de prendre le pouvoir dès que possible afin d’anticiper une rupture régionale. Avec le recul, ce fut précisément cette émergence rapide de leadership, même faible et fragmenté, qui a émergé au Kirghizstan après la révolution de couleur de 2010 et qui a contribué à contenir miraculeusement le chaos et à l’empêcher de se transformer en un printemps d’Asie centrale.

Avant d’aborder ce concept curieux auquel j’ai fait allusion à plusieurs reprises déjà, il est nécessaire de parler brièvement d’un facteur socio-politique mineur en Ouzbékistan, qui ne devrait pas être négligé lors de l’examen des troubles à venir. La république autonome du Karakalpakstan est une entité administrative peu connue de l’ancienne Union soviétique, qui se trouve assise sur de riches réserves de pétrole et de gaz  et fournit le passage à deux pipelines vers la Russie. La majeure partie asséchée de la mer d’Aral a doté la région d’encore plus de pétrole et de gaz que ce qui était auparavant accessible, ce qui signifie que le Karakalpakstan deviendra probablement plus important que jamais pour l’État Ouzbek.

Pourtant, son potentiel énergétique n’est pas la raison exacte pour laquelle la république autonome est mise en avant lors de l’examen des scénarios de guerre hybrides, car dernièrement, on a entendu des chuchotements d’un mouvement d’indépendance du Karakalpakstan qui veut, de manière provocante, se joindre à la Russie. Selon toute probabilité, ce n’est pas un véritable mouvement, mais plutôt un front proxy contrôlé par les États-Unis pour faire avancer l’objectif de détendre les liens déjà effilochés entre la Russie et l’Ouzbékistan. L’apparition d’une organisation séparatiste pro-russe à la croisée de l’Ouzbékistan, du Kazakhstan et du Turkménistan, n’est pas accessoire, et est conçue pour déstabiliser toute la région si jamais l’occasion se présentait. En soi, le mouvement d’indépendance du Karakalpakstan est impuissant à faire quoi que ce soit pour perturber l’équilibre de l’Asie centrale, mais dans le cas où la partie la plus peuplée à l’est du pays se mettrait à chahuter suivant un ou plusieurs des scénarios mentionnés ci-dessus, alors il est probable que ce groupe sortirait de l’ombre (ou plus probablement, serait parachuté ou infiltré sur le théâtre des opérations) pour mettre violemment sur la table sa demande sécessionniste afin qu’il puisse ensuite être transformé en un protectorat américain.


Andrew Korybko


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A SUIVRE....


Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.

Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici

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