Patriotisme :
aimer les siens ne signifie pas qu’il faille détester les autres
Source le lien ici : Boulevard Voltaire
Entretien avec Alain de Benoist
Pour certains patriotes, la ligne de fracture politique se résumerait entre les « nôtres » et les « autres »… Ce concept ne serait-il pas un peu court ?
Il est surtout équivoque. Veut-on dire que, par principe, il est toujours légitime de préférer les « nôtres », ou que par rapport aux « autres » les « nôtres » ont toujours raison ? Le vieux principe « my country, right or wrong » est souvent mal interprété. Il ne signifie nullement qu’il faut donner raison à son pays même quand il a tort, mais que lorsqu’il a tort il n’en demeure pas moins notre pays, ce qui n’est pas la même chose. En outre, pour admettre que notre pays puisse parfois avoir tort, il faut disposer d’un critère de jugement excédant notre seule appartenance. Faute d’un tel critère, la vérité se ramène à l’appartenance, c’est-à-dire à la pure subjectivité. C’est la conception développée par Trotski dans Leur morale et la nôtre (1938). Ce n’est pas la mienne.
Sur la préférence, je n’ai en revanche pas d’objection. La commune appartenance nourrit, non seulement chez l’homme, mais aussi chez les autres animaux, un sentiment naturel qui porte à préférer ceux qui nous sont plus proches, qui nous ressemblent et en qui nous pouvons nous reconnaître. Il ne s’ensuit pas que nous devions détester les autres. En règle générale, un homme préfère ses enfants aux enfants des autres. Si son fils est en train de se noyer en même temps que l’un de ses camarades, c’est son fils qu’il cherchera à sauver en premier. Il y a, bien sûr, toujours des exceptions, parfois justifiées, mais elles confirment la règle.
Le patriotisme n’en est pas moins devenu aujourd’hui, aux yeux de beaucoup, une idée ringarde, digne de cette « France moisie » jadis stigmatisée par Philippe Sollers. Comment en est-on arrivé là ?
Excellente question. Lactance, qu’on a surnommé le « Cicéron chrétien », disait au début du IVe siècle que « l’attachement à la patrie est, par essence, un sentiment hostile et malfaisant ». Apparemment, il a fait école. Mais comment en est-on arrivé à diaboliser le sentiment naturel de préférence pour les siens ? Esquisse d’une réponse.
Dans la foulée de l’idéologie du progrès, on a d’abord disqualifié le passé au seul motif que la modernité attribue plus de valeur au présent qu’au passé. Porteur de valeurs et d’exemples révolus, le passé n’a dès lors plus rien à nous dire. Il n’est au pis qu’une erreur, au mieux qu’une annonce imparfaite des catégories modernes. Les grandes idéologies universalistes nous ont ensuite convaincus, d’abord que tous les hommes sont partout les mêmes, ensuite que parmi ces mêmes il y en a quand même qui sont pires que les autres, à savoir les Européens. Cette conviction a ouvert en grand les portes de la repentance : il faut se repentir, voire finalement s’excuser d’exister. Amour de l’autre et haine de soi. Dette infinie à l’égard du reste du monde, rédemption par l’immigration. Comme l’écrit François Bousquet, « le majoritaire est trois fois coupable : en tant que mâle (c’est le procès en misogynie), en tant qu’hétérosexuel (c’est le procès en homophobie), en tant que Blanc (c’est le procès en racisme) ».
On s’est aussi attaché à discréditer tout ce qui est de l’ordre de la nature, de l’ancrage ou de l’enracinement. Dans son dernier livre, Yann Moix déclare fièrement que « la naissance ne saurait être biologique », car « naître […] c’est s’affranchir de ses gènes [sic] », ce dont ne sont capables que « ceux qui préfèrent les orphelins aux fils de famille, les adoptés aux programmés, les fugueurs aux successeurs, les déviances aux descendances ». « La question se pose de savoir pourquoi une femme devrait préférer ses propres enfants à ceux du voisin du simple fait qu’ils sont biologiquement les siens [sic], alors que tous ont la même valeur morale en tant que personnes humaines », écrit de son côté le philosophe « branché » Ruwen Ogien.
Enfin, on a désacralisé. Même si elle a finalement été annulée, l’invitation faite au rappeur Black M de venir chanter à Verdun entre dans ce cadre (Prokofiev à Palmyre, Black M à Verdun : deux mondes). Plus remarquables encore sont les paroles prononcées par Najat Vallaud-Belkacem pour justifier qu’on puisse encore chanter « La Marseillaise » : « La Marseillaise est un hymne national tourné vers l’universel [sic]. Sa place au sein de notre école est donc multiple, diverse et variée [sic]. Elle s’appuie sur la voix, l’instrument le plus démocratique qui soit [sic]. » Ce tissu d’imbécillités traduit une véritable contorsion mentale. C’est dans le même esprit qu’on s’applique à représenter les opéras de Wagner avec des mises en scène grotesques, afin de discréditer le contenu idéologique du livret.
L’antiracisme a aussi joué un rôle…
Le « racisme » dont on parle aujourd’hui n’a, depuis longtemps, plus rien à voir avec les races. Le terme est devenu un opérateur commode permettant de stigmatiser toute critique dont feraient les frais des minorités dont les revendications s’expriment dans le langage des droits afin de placer la majorité en état de sidération et de la rendre étrangère à elle-même. De la plaisanterie au « harcèlement », tout ce qui est susceptible d’être perçu comme désagréable, déplaisant, humiliant, offensant, par tel ou tel individu à raison de son appartenance à tel ou tel groupe, est considéré comme du « racisme ». On ne cache d’ailleurs pas qu’une définition objective du racisme serait encore de la discrimination : « Une attitude perçue comme raciste par une personne “racisée” doit être considérée comme telle sans discuter. Seules sont légitimes à définir le racisme d’une situation les personnes “racisées” concernées », pouvait-on lire dans un texte récent. Parallèlement, au cinéma, les films de science-fiction ont pris le relais des westerns, parce qu’il n’y a plus qu’avec les extra-terrestres qu’on peut, sans « discriminer », imaginer une lutte sans merci. Le « racisme » en est ainsi venu à regrouper toutes les « phobies » face auxquelles des sensibilités exacerbées exigent des réponses institutionnelles et judiciaires. La loi est plus que jamais appelée à consacrer le sentiment ou le désir. On retrouve là les ravages de la subjectivité.
Ainsi la figure du nomade, de l’individu hors-sol, désincarné, qui n’est « déterminé » par rien et se crée librement lui-même, s’est-elle peu à peu imposée, tandis que la « société ouverte » s’imposait comme l’horizon indépassable de notre temps.
Alain de Benoist
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier
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