Par Andrew Korybko (USA) – Le 27 mai 2016 – Source Oriental Review
Cette étude a jusqu’ici expliqué en détail le contexte de la guerre hybride dans les Balkans et les vulnérabilités régionales spécifiques qui sont mûres pour être exploitées. Cet avant-dernier article va donc détailler un peu plus les scénarios de guerre hybrides de chaque pays et le dernier article parlera de la grave menace à laquelle fait face la République de Macédoine, le plus sensible de tous les pays des Balkans devant cette nouvelle forme de guerre.
Slovénie
En soi, il n’y a pas de facteurs endémiques à l’intérieur de la Slovénie qui l’expose aux risques d’une guerre hybride, mais elle est en danger de souffrir de déstabilisations à la suite de la crise des réfugiés. Je vous ai déjà parlé de l’incident regrettable où un groupe de réfugiés hors de contrôle a incendié son propre camp, montrant à tout le monde tout le potentiel d’une pandémie qui pourrait sortir des caravanes humaines avec seulement quelques provocateurs passionnés. Heureusement, les autorités ont pu rétablir le contrôle avant que la panique et / ou des agressions aient bouté feu au reste de la foule, mais l’incident a mis en lumière une menace sérieuse qui persistera aussi longtemps qu’il y aura des réfugiés transitant par les Balkans.
Route principale des migrants vers l’Allemagne |
La Slovénie elle-même ne devrait pas être ciblée par les États-Unis ou tout autre acteur extérieur ayant l’intention de provoquer une guerre hybride, mais comme on le voit avec l’incident du camp, certains déclencheurs de guerre hybride n’ont pas toujours besoin d’un patron extérieur pour se déclarer. Les conditions d’une émeute de réfugiés sont déjà bien établies et intimement imbriquées dans l’ensemble de l’expérience migration. Cela en partie en raison de l’impréparation des États de transit pour accueillir ces flux humains massifs et aussi en raison de la composition des réfugiés eux-mêmes (surtout des jeunes hommes en âge de faire l’armée et avec des sympathies pro-islamistes). Il existe la possibilité qu’une étincelle imprévue, quelque part le long de cette chaîne des réfugiés transnationale puisse conduire à une émeute plus importante, qui mettrait hors jeu le gouvernement d’un pays victime (que ce soit la Slovénie ou un autre État de transit) et déclenche une crise régionale plus vaste dans son sillage.
Pourtant, il semble que Ljubljana se soit préparé pour ce scénario à la lumière des réfugiés qui ont brûlé leur propre camp et a appelé l’UE à l’aide pour prendre des mesures de sécurité. La Slovénie a évidemment sacrifié un degré de sa souveraineté dans cette demande, mais on peut se demander quel niveau d’indépendance avait ce pays avant même cette situation (c’est un membre si enthousiaste de l’OTAN et de l’UE), de sorte que dans un sens, il n’est pas vraiment utile d’en parler (bien qu’il soit néanmoins pertinent de le mentionner). Par conséquent, une réelle vulnérabilité du pays à la guerre hybride ne provient pas tant d’un incident imprévu qui pourrait conduire à une plus grande émeute de réfugiés sur son propre territoire, mais aux conséquences humanitaires de ce scénario de guerre hybride ou d’un autre qui se passerait en amont, en Croatie, en Bosnie, en Serbie ou en République de Macédoine, envoyant ainsi un flot encore plus écrasant de gens surgissant à travers ses frontières et étouffant les pauvres défenses institutionnelles disponibles contre une telle déstabilisation asymétrique.
Croatie et Bosnie
La Croatie partage les mêmes risques d’une émeute de réfugiés que la Slovénie, et elle est tout aussi susceptible d’être empêtrée dans un chaos que les migrants provoqueraient. Cela dit, tout comme avec la Slovénie, la Croatie n’est pas une cible pour les guerres hybrides provoquées par les Américains. Ayant bien compris que la stabilité de ses alliés est en danger en raison du régime de réfugiés, Washington veut éviter tout scénario intentionnel pour affaiblir ses partenaires des Balkans occidentaux à l’avantage des Balkans centraux. Si l’affaiblissement des Balkans centraux par la provocation d’une émeute de réfugiés sur leur territoire débouchait sur des conséquences défavorables dans les Balkans occidentaux, il se pourrait que les Américains jouent quand même cette carte stratégique, tant que les méga-projets multipolaires sont suffisamment mis en danger pour justifier les dommages collatéraux sur leur proxy à Zagreb.
Au-delà du scénario des émeutes de réfugiés et pour parler plus concrètement d’autres risques de guerre hybride qui pourraient vraiment aboutir à la participation de la Croatie (en tant que joueur actif ou comme participant passif), les États-Unis voudraient déstabiliser la Bosnie afin d’attirer Belgrade dans un bourbier. Cela a été longuement discuté plus tôt donc il est donc inutile de répéter tous les détails, mais l’idée générale est que le révisionnisme militant issu de Dayton du côté de Sarajevo (à la demande de ses clients occidentaux) a déjà conduit à des tensions avec Banja Luka [capitale de la Republika Srpska, NdT]. Si la tendance actuelle suit le rythme, les relations entre les deux entités fédérales se détérioreront de manière significative dans l’année à venir. L’intérêt de la Croatie dans le cours de ces événements est simple – l’entité croato-musulmane cherchera autant de partenaires externes que possible alors qu’elle se prépare à un éventuel conflit avec la Republika Srpska, et le plus géopolitiquement naturel pour elle serait de tendre la main à Zagreb, qui a ses propres ambitions historiques pour réaliser la Grande Croatie.
À propos de ce contexte, la Croatie essaie de transformer l’entité croato-musulmane de Bosnie en un proxy à son service, et cela devient plus réaliste si des tensions pré-planifiées et provoquées sont déclenchées contre la Republika Srpska. En vertu de cet arrangement structurel, la Croatie aurait une plus grande implication dans le soutien à une guerre conventionnelle en Bosnie qu’à une révolution de couleur et / ou une guerre non conventionnelle. Ce qui signifie qu’elle ne serait pas nécessairement partie prenante dans un rôle à part entière facilitant une guerre hybride, bien que ses actions seraient susceptibles de contribuer à la déstabilisation de l’ensemble du pays. Le lecteur doit se rappeler que l’une des principales stratégies des États-Unis est d’attirer la Serbie dans le chaudron bosniaque et de la piéger dans un bourbier qui conduirait à un effondrement complet de l’État avec le temps. Cet objectif n’a pas été atteint au début des années 1990, mais il semble maintenant avoir une plus grande probabilité de se produire. Si, bien sûr, les États-Unis pouvaient tromper la Serbie pour la forcer à intervenir. Tout comme les États-Unis ont utilisé le meurtre de Russes dans le Donbass pour essayer de produire une réponse émotionnelle et à courte vue de Moscou, il ils peuvent essayer d’imiter le même schéma en Republika Srpska avec les Serbes pour aiguillonner Belgrade dans un piège géopolitique, et peut-être même aller jusqu’à utiliser une révolution de couleur pour mettre en mouvement une chaîne d’événements.
Serbie
Cela amène la discussion sur la Serbie et la menace très réelle de guerre hybride multidirectionnelle à laquelle elle doit faire face. En continuant avec la tangente abordée ci-dessus, Belgrade doit faire preuve de prudence pour ne pas se laisser entraîner trop profondément dans des problèmes en spirale en Bosnie (provoqués entièrement par les États-Unis, il ne faut jamais l’oublier). En même temps, il lui faut trouver un équilibre entre éviter une reverse Brzezinski et capituler simplement sur sa position géopolitique. Par conséquent, pour prévoir le rôle de la Serbie dans toute déstabilisation à venir en Bosnie, il serait sage pour Belgrade de limiter d’abord son soutien et de s’abstenir de trop se laisser entraîner émotionnellement dans le conflit, peu importe la façon provocante dont l’appât sera agité (par exemple Sarajevo essayant de faire à la Republika Srpska ce que Kiev a fait dans le Donbass [les situations sont complètement différentes, mais l’idée générale est la même]). Outre cette description générale, il n’y a rien d’assez solide à discuter jusqu’à ce qu’un conflit éclate vraiment, et ce sont les spécificités du moment qui dicteront une réaction plus concrète.
L’article précédent avait décrit la menace de quasi-séparatisme qui pourrait émerger des Hongrois ethniques en Voïvodine, poussés comme ils le seraient par des acteurs nationalistes tels que Jobbik. C’est ici qu’une menace de guerre hybride plus traditionnelle pourrait devenir manifeste, car la possibilité existe (si vague que cela puisse paraître maintenant) que cette communauté utilise les technologies de la révolution de couleur dans l’agitation d’une sorte de séparation identitaire plus clairement définie de l’État serbe. Chaque scénario de révolution de couleur recourt à différentes tactiques sur le terrain et lance des slogans qui s’appliquent le plus efficacement possible à la situation donnée, mais il pourrait être prévu que les droits linguistiques puissent jouer un certain rôle dans l’avenir. L’unicité de la langue hongroise est une source de fierté pour ses représentants et fait partie intégrante de l’identité nationale hongroise. Les provocateurs nationalistes pourraient pousser les gens à mieux s’organiser autour de cette revendication afin de faire naître un mouvement d’unification. Par exemple, un scénario possible pourrait être de voir les Serbes hongrois organisés autour de Jobbik exigeant la création d’une soi-disant autonomie régionale hongroise dans le nord de la Voïvodine, en utilisant un conflit linguistique comme prétexte pour galvaniser la minorité hongroise. Cela ne serait probablement pas suffisant pour déclencher sa propre guerre hybride, mais une réponse erronée de l’État à cette crise émergente et préméditée pourrait sérieusement aggraver les relations avec la Hongrie et peut-être mettre en péril les méga-projets des Balkans.
Si on continue de faire le tour des autres menaces de guerre hybrides pour la Serbie, il faut dire une mot des vulnérabilités socio-politiques de Sandzak et de la vallée de Presevo. Les deux régions du sud sont habitées par une grande quantité de musulmans qui pourraient être provoqués pour attiser leur ressentiment contre la majorité serbe titulaire, étant évidemment conscients du succès tactique pour les Albanais basés au Kosovo (même s’ils n’ont finalement obtenu qu’un État failli qui a échoué peu après). L’objectif des États-Unis ici n’est pas de créer un nouveau Kosovo géopolitique, mais simplement de remuer les problèmes entre les minorités et la majorité serbe titulaire. Le fait que la chaîne des réfugiés circule dans la vallée de Presevo est un avantage stratégique à cet égard, car cela signifie que le déplacement de la caravane transnationale pourrait être manipulée comme catalyseur pour ce scénario, par le risque d’émeutes de réfugiés qui a été précédemment discuté. La proximité de ces deux zones avec la province serbe occupée du Kosovo signifie qu’ils sont relativement proches des terroristes affiliés d’ISIS qui ont fais leur nid dans le protectorat de l’OTAN. Le scénario le plus dramatique serait de découvrir que ces personnes ont trouvé le moyen d’armer les réfugiés avant ou immédiatement après une incitation prévue contre les autorités serbes, qui pourraient ensuite être rejoints par les musulmans de la vallée de Presevo (à condition d’avoir été pré-conditionnés pour une telle action) .
Monténégro
Ce petit pays est aspiré dans l’OTAN contre la volonté de la majorité, et cela a déjà produit beaucoup d’instabilité intérieure. Chose intéressante, les conditions à l’intérieur du Monténégro pourraient céder la place à une forme de guerre hybride, mais pas celle qui est favorable aux objectifs de la politique étrangère américaine et qui serait entièrement biologique si elle se produisait. Mis à part les intérêts, discutés précédemment, qu’ont les États-Unis au Monténégro, son territoire géostratégique est envisagé pour accueillir une partie du pipeline ionien-Adriatique depuis longtemps espéré. Il s’agit d’un projet prospectif pour relier le pipeline Trans-Adriatic (TAP, alimenté par le gaz azéri) allant au nord vers la Croatie pour aider Zagreb à devenir une plaque tournante considérable de l’énergie, en collaboration avec son terminal GNL prévu sur l’île de Krk (mais ultra-cher). Du point de vue américain, l’OTAN doit absolument occuper le Monténégro afin de garantir perpétuellement la viabilité du pipeline, et toute opposition légitime contre son proxy Djukanovic ne peut pas être tolérée car il est impossible de savoir si son remplaçant démocratiquement élu voudra ou non du projet. Pour ces raisons, l’OTAN soutient massivement Djukanovic et la violence qu’il a déclenchée contre les manifestants. Le calcul est qu’un Monténégro sans Djukanovic et non aligné sur l’OTAN ne serait plus un pays de transit fiable pour cette politique. Il faut donc l’éviter à tout prix.
De ce point de vue analytique, le soutien aveugle de l’Occident pour l’impopulaire Djukanovic est ironiquement plus nuisible au soft power US que toute autre chose, étant donné que son soutien au milieu de la répression violente et non-démocratique poussée par l’OTAN a terni sa réputation aux yeux de leurs partisans initiaux. La polarisation rapide qui a transpiré depuis l’annonce préventive du gouvernement en septembre sur l’adhésion au bloc militaire semble être irréversible et profondément enracinée, avec la lutte passionnée des partisans anti-OTAN et anti-Djukanovic qui ont peu de chances de jamais revenir sur leurs idéaux. Maintenant que Podgorica a accepté l’invitation de Bruxelles à l’adhésion, la fenêtre de chance se réduit de voir les manifestants cesser d’agir pour arrêter ce qui semble un fait accompli qui se profile. Poussés à agir, ils pourraient très bien produire un effort déterminé contre le gouvernement au cours des deux années à venir avant l’admission formelle du Monténégro. Une nouvelle série de protestations pourrait faire basculer le pays et prendre forme simultanément dans d’autres villes en plus de la seule capitale. Il n’y a pas de doute que Djukanovic réagira violemment à ce développement et que l’OTAN se tiendra pleinement derrière son membre potentiel avec des moyens politiques, matériels et le soutien des agences de renseignement. Cela signifie que les lignes d’une éventuelle guerre civile sont clairement définies, à condition bien sûr que l’opposition soit assez sérieuse sur la poursuite de son mouvement de protestation face à une adversité si violente.
Les marches organisées dans tout le pays pourraient effrayer Djukanovic en pensant qu’une révolution de couleur se trame contre lui. À certains égards, les technologies politiques et leurs applications tactiques pourraient très bien refléter cette stratégie occidentale traditionnelle de changement de régime. La différence essentielle, cependant, est qu’aucun client étranger ne soutient l’opposition monténégrine. Le mouvement anti-gouvernement tout entier est purement interne et fondé sur la résistance populaire. Par ses origines authentiques, il serait peut-être dans une meilleure position pour atteindre ses objectifs de changement de régime que l’une des révolutions de couleur artificielles tramées par Washington par le passé, en raison de son adhésion littérale aux préceptes énoncés dans le livre de Gene Sharp, De la dictature à la démocratie. Cela fait peur à Djukanovic et à ses patrons à vie de l’OTAN. Par conséquent, ces derniers vont prendre la voie la plus agressive et la plus violente pour répondre s’ils se sentent menacés par une masse critique de manifestants anti-gouvernementaux convergeant sur la capitale. La suite sanglante et chaotique pourrait motiver les opposants à prendre les armes contre le gouvernement et mener une guerre de guérilla. Si elle en vient là, la guerre hybride s’implantera au Monténégro d’une manière que les États-Unis n’auraient jamais imaginés, et son achèvement (le remplacement de Djukanovic par un dirigeant démocratiquement élu et multipolaire) jetterait un froid sérieux sur les plans stratégiques des États-Unis pour les Balkans.
Albanie
L’Albanie est un pays très particulier en ce qui concerne la guerre hybride, car il doit perpétuellement la poursuivre à l’étranger afin d’empêcher son émergence à la maison. Les détails complets de cette théorie sont contenus dans un article précédent ou l’auteur décrit le mythe de la Grande Albanie pour préserver l’unité du pays. En résumé, l’idée directrice est que les différences entre le guègue et le tosque en Albanie sont beaucoup plus grandes que ce que la plupart des observateurs perçoivent, et sans l’idéologie unificatrice de la Grande Albanie, la séparation entre ces deux groupes dialectaux émergerait rapidement et créerait des complications politiques pour cet État perpétuellement pauvre. Afin de l’empêcher, les Albanais sont périodiquement rappelés à la croisade irrédentiste qui se trouve au cœur de la légitimité post-guerre froide du gouvernement.
Typiquement, la Grande Albanie est évoquée chaque fois que l’Albanie elle-même est proche d’une crise intérieure grave que les autorités voient arriver, et ont besoin de cette distraction comme ultime dérivatif. Cela s’est produit au cours de la crise économique de 1997, lorsque la Grande Albanie a été utilisée contre la province serbe du Kosovo, et de nouveau en 2015, lorsque les conditions économiques se sont détériorées à l’intérieur du pays donnant lieu à des dizaines de milliers de migrants destinés à l’UE et à la renaissance en parallèle de l’UCK en Macédoine. Rien n’est une coïncidence, et on peut imaginer que sans la force motrice unificatrice de la Grande Albanie pour les distraire, les citoyens désemparés de l’Albanie dirigeraient leur énergie négative contre le gouvernement et provoqueraient involontairement des conditions chaotiques où la fracture guègue et tosque pourrait prendre une dimension politique.
Il est également important de mentionner (et c’est soutenu dans l’article précité) que l’Albanie est l’un des rares pays au monde où le christianisme a augmenté depuis la fin de la guerre froide. Ce fait est attribuable à l’activité missionnaire catholique très intense dans la partie nord du pays. Au milieu des incertitudes politiques internes, il est possible que cet élément supplémentaire d’identité (Albanais chrétiens) puisse émerger alors que l’identité nationale commence à se désintégrer sur la fracture guègue et tosque. Pour rendre les choses encore plus compliquées, le néo-ottomanisme de la Turquie pourrait poursuivre son embardée dans les Balkans, et Ankara pourrait réussir à faire pression sur ses nouveaux proxy à Tirana pour soutenir à minima (ou au moins rendre leur pays propice à) l’islamisme social. Cela pourrait produire des tensions avec la hausse de la minorité chrétienne d’Albanie, des athées traditionnels, et des musulmans laïques, et cela pourrait se révéler le catalyseur clé pour démembrer l’identité nationale albanaise. Avec tous ces facteurs concurrents identitaire juste en dessous de la surface sociale du pays, chacun d’entre eux étant capable d’émerger au cours de potentielles manifestations anti-gouvernementales au milieu de la crise économique, on ne devrait pas être surpris de voir les élites de Tirana utiliser une fois de plus le mythe de la Grande Albanie afin de préserver leurs positions. Ce sera discuté plus en profondeur lorsqu’on abordera la République de Macédoine.
Grèce
Les USA doivent trouver un équilibre réel délicat lorsqu’ils traitent avec la Grèce. En effet, ils veulent la déstabiliser assez pour empêcher les projets du Balkan Stream et de la Route de la soie des Balkans, sans pour autant gêner le développement du TAP. Cependant, si cela se révélait nécessaire, la Grèce et le TAP pourraient être sacrifiés si cela permettait de garantir la destruction des méga-projets multipolaires. Ce serait cependant une option de dernier recours que les États-Unis ne poseraient sur la table que dans une situation désespérée (par exemple des guerres hybrides insuffisantes en Serbie et en République de Macédoine). Les deux outils utilisés pour atteindre le déséquilibre stratégique de la Grèce et destinés à la placer dans une position de servitude perpétuelle sont la crise des réfugiés et la fracture féroce gauche-droite.
Les réfugiés
J’ai beaucoup parlé de la crise des réfugiés auparavant, et elle pourrait potentiellement affecter la Grèce de la même manière que les autres États en aval, précédemment cités. La principale différence, cependant, est que la Grèce ne s’implique pratiquement pas dans des mesures utiles pour le traitement des réfugiés. Cela signifie qu’il y a moins d’occasions d’utiliser des réfugiés désemparés et de les déchaîner contre les autorités. À vrai dire, la Grèce a à peu près une politique de porte ouverte quand il en vient, égalant à bien des égards la politique des pieds mouillés, pieds secs que les États-Unis ont mise en place pour les Cubains. Dans les deux cas, si un individu est intercepté en mer, il sera probablement renvoyé, ou à tout le moins, ne sera pas autorisé à poursuivre librement son voyage quel que soit l’endroit où il avait l’intention de se rendre par la suite. Mais si cette personne touche physiquement terre en Amérique ou, dans notre cas, la partie continentale du sol grec, alors les règles d’immigration ne sont pas appliquées et elle reçoit carte blanche pour faire ce qu’elle veut (les États-Unis offrant de fait à ces personnes un ensemble de prestations sociales, contrairement aux Grecs, plus pauvres et moins motivés politiquement). Les États-Unis le font à dessein pour attirer les Cubains loin de leur pays et engendrer une crise humanitaire et politique (qui gagne lentement en pression en Amérique centrale en ce moment). La Grèce en revanche mène sa politique de pieds humides, pieds secs pour cause de totale ineptie, de manque de fonds et d’erreur de priorité provoqués par la crise économique.
Migrants en Méditerranée |
Sans revenir sur les raisons, l’effet est le même – la Grèce regarde ailleurs concernant les réfugiés. Elle les ignore à un tel point qu’Athènes facilite grandement toutes sortes d’immigration clandestine vers le reste de l’Europe (que ce soit des réfugiés, des terroristes ou des migrants économiques), évitant ainsi que ces individus ne causent de probables émeutes qui pourraient être exploitées par des acteurs extérieurs intéressés. Ils n’existent tout simplement pas, et même si un réfugié se trouve bloqué en Grèce continentale, les Grecs sont beaucoup plus complaisants que dans tous les autres pays de transit. La société semble n’avoir aucun problème avec ces touristes de longue durée et le niveau de vie est si faible à l’heure actuelle que quels que soient les fonds qu’ils ont apportés avec eux pour leur voyage, ils seront largement suffisants pour une période prolongée (gardez à l’esprit que de nombreux réfugiés ont des milliers d’euros avec eux). La seule exception dans ce cas est de savoir s’ils sont bloqués sur une île en route vers le continent. Dans ce cas, leurs perspectives de liberté de mouvement en Europe sont moins brillantes, car ils n’ont toujours pas atteint le continent lui-même. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un facteur de guerre hybride si important parce que toute émeute de réfugiés sur les îles grecques est physiquement contenue et ne pose pas de menace réelle pour la stabilité du gouvernement.
Polarisation politique
La véritable menace qui pèse sur la stabilité grecque n’est pas celle des réfugiés, mais le terrible clivage gauche-droite qui continue de diviser la nation. En Grèce, le concept de politique modérée n’existe pas, les gens sont ardemment soit pour la gauche soit pour la droite. C’est directement issu de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre civile grecque et de la junte militaire qui a gouverné le pays de 1967 à 1974. Toutes les familles grecques ont été affectées à un degré ou à un autre par ces deux événements traumatiques et leurs retombées, quoique leur impact sur chaque individu ait été sensiblement différent en fonction de leur position politique. Il est généralement entendu que les Grecs de gauche ont joué un rôle décisif dans la résistance anti-nazie et ont été naturellement en passe de diriger le pays après la défaite des Allemands. Toutefois le soutien américain et britannique aux nouvelles autorités mises en place (motivées par les craintes naissantes de la guerre froide) ont modifié l’équilibre militaire et, finalement, ont contribué à la défaite des communistes lors de la guerre civile qui a suivi. Près de deux décennies plus tard, le coup d’État militaire a radicalement mis le pays sur une trajectoire de droite dure et a conduit à de nombreux cas d’oppression étatique contre la gauche du pays. Dans l’ensemble, ces trois événements marquants de l’histoire moderne de la Grèce ont significativement polarisé les citoyens du pays et ont contribué à la menace actuelle de violence politique qui revient à l’occasion de la crise économique.
La souffrance économique endurée par les Grecs ces derniers temps a donné lieu à une hyper-polarisation du clivage gauche-droite existant, comme on le voit par la popularité de Syriza et d’Aube Dorée. Certes, la direction actuelle de Syriza a largement modéré son idéologie de gauche inconditionnelle pour des raisons financières existentielles, sous la forte pression de l’Allemagne et de l’UE, mais beaucoup de ses partisans tiennent encore à leurs idées. A l’opposé du spectre, Aube Dorée est un mouvement d’extrême droite ultra-nationaliste qui a vu sa présence se renforcer au cours des deux dernières années. Idéologiquement parlant, ces deux partis ne pouvaient pas être plus éloignés l’un de l’autre, et représentent littéralement des pôles opposés avec des politiques sociales et des récits historiques incompatibles. Il est difficile d’évaluer le nombre de Grecs, de part et d’autre, assez fervents envers leur cause pour s’engager éventuellement à promouvoir ou défendre des violences de rue, mais dans des situations comparatives d’hyper-polarisation et de malaise économique extrême, il existe une masse critique dans chaque camp pour remplir ce rôle. En règle générale, cependant, il est plus fréquent de voir les partisans de droite le faire que leurs homologues de gauche, même si Aube Dorée a relativement moins de partisans et d’adhésion que Syriza dans la population. Elle pourrait effectivement avoir une présence de rue plus énergique dans toute agitation future.
À ce stade, il est difficile de prédire les déclencheurs exacts susceptibles de provoquer une vague de violence dans la rue en Grèce, mais on peut en toute sécurité présumer qu’elle serait en lien avec la crise économique et l’austérité forcée par l’Allemagne. Il est même concevable que ce ne soit pas Aube Dorée qui prendrait une telle initiative mais plutôt les partisans de Syriza, se révoltant contre une décision controversée par leur gouvernement dirigé par leur parti. Ce serait en tout cas un aimant pour des contre-manifestations menées par l’aile droite, qui pourraient alors conduire à une possible violence. Il faut bien avoir conscience des vieilles blessures en Grèce et des divisions politiques profondes toujours d’actualité. Pour les Grecs, il s’agit non seulement d’une question d’affiliation idéologique à un côté ou à un autre d’un point de vue théorique, mais aussi de la façon dont les croyances antérieures ont eu des effets tangibles sur les moyens de subsistance et la sécurité des différents membres de la famille par le passé. Cela rend le clivage gauche-droite très personnel pour beaucoup de gens et témoigne de la difficulté intrinsèque à le dépasser, sans parler de la rapidité avec laquelle la mémoire historique de la violence et de la souffrance pourrait être politiquement ciblée et revenir comme un facteur déterminant et aggravant dans les relations civiles. Heureusement, la société grecque a jusqu’ici résisté à la violence politique que certains trouvent si attrayante et tentante, mais il ne faut pas supposer que la situation actuelle trompeusement pacifique durera indéfiniment. Plus la crise économique perdure, plus chaque camp se polarise, et cela semble n’être qu’une question de temps avant que l’un ou l’autre ne prenne la rue en désespoir de cause pour provoquer une contre-réaction de leurs rivaux idéologiques.
L’enfer en République hellénique
Pour en finir avec les prévisions de guerre hybride grecque, même s’il y a un retour à la violence politique dans le pays, il semble peu probable que cela dégénère en une guerre civile totale. La conséquence la plus immédiate de la violence gauche / droite serait de déstabiliser le gouvernement au pouvoir, qui pourrait se sentir incité à faire appel à un soutien militaire si la situation devait rapidement être hors de contrôle. Il faut garder à l’esprit que l’événement précédent – des manifestations politiques à grande échelle de l’un ou des deux camps – pourrait tactiquement ressembler à une révolution de couleur en fonction des technologies politiques impliquées. Le point de rupture pourrait provenir d’un affrontement entre les deux et / ou d’une intervention militaire inattendue (et peut-être menée sauvagement) qui conduirait à des affrontements entre civils et / ou entre l’État et des civils.
Cela ne signifie pas qu’une guerre non conventionnelle entre l’un ou l’autre des camps va se produire, mais ce point lui-même est sans importance dans le contexte plus large de la grande stratégie américaine, parce que le gouvernement aurait déjà été déstabilisé dans la mesure où aucun des méga-projets multipolaires ne serait plus une priorité depuis longtemps. Ces projets ne seraient plus actualisables par eux-mêmes à partir de ce moment, mais si l’un ou l’autre d’entre eux devenait le sujet d’un débat politique intense (par exemple, si la Route de la soie des Balkans devait être construite principalement par des travailleurs chinois importés au lieu de Grecs au chômage), il est possible que la pression à la base soit appliquée pour effacer tout le travail ou au moins l’arrêter indéfiniment, surtout s’il y a un remaniement du gouvernement ou un changement pur et simple dans le sillage de violences de rue. Si cela se produit, les États-Unis auraient réussi à saboter les deux projets tout en maintenant Athènes au bord d’un chaos à grande échelle. Cela permettrait à la Grèce de jouer encore son rôle en tant que pays pivot de transit pour le projet TAP et de rester une pièce essentielle du monde unipolaire.
Andrew Korybko
A suivre...
Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici
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